septembre 2022
978-2-8097-1600-9
21,50 €
272 pages
Après avoir attendu pendant dix ans, j’ai senti un jour que je pouvais écrire Elles.
J’ai écrit leurs larmes, leurs rires, leurs silences et leurs fureurs. J’ai écrit leurs souffrances tues et leurs prises de conscience.
Pour l’écrire, j’ai employé toutes mes forces, ma sincérité, mon amour et ma compréhension des êtres, tout le respect et l’estime que je porte à ces femmes nées êtres humains.
C’est à sa mère, à ses sœurs, à ses tantes et aux femmes de son village que Yan Lianke pense en écrivant. Des femmes résistantes qui conjurent la misère en chantant, dont les magnifiques portraits se tissent de souvenirs d’enfance et d’analyses sur l’amour, le mariage et la condition des femmes dans la Chine rurale.
Car ces femmes qui l’ont aimé et ont façonné son existence d’homme et d’écrivain, Yan Lianke est convaincu qu’elles ont été injustement oubliées, effacées de la mémoire des hommes. Ce livre profondément émouvant est né de sa volonté de leur rendre hommage et de leur donner une visibilité qu’elles n’ont jamais eue.
Préface
DIX ANS D’ATTENTE
Dix ans pour écrire ce mince livre, difficile d’en dissimuler la peine dans un sourire ! C’est l’histoire d’un enfant désireux de manger une pomme : il sème, arrose, surveille la pousse, élague ou greffe, et attend l’année suivante, et la suivante encore, jusqu’à ce qu’un jour l’arbre donne enfin des fruits, petits et gros, pléthore de fruits. Alors l’enfant se hâte de cueillir la pomme tout juste mûre qu’il a attendue dix ans durant.
Certains écrits sont ainsi : ils vous tiennent à cœur et vous tourmentent longtemps.
Après la publication de Mes oncles et moi il y a dix ans, un ami éditeur m’a incité maintes fois à battre le fer tant qu’il était chaud en écrivant un livre consacré aux femmes de ma lignée. Si je me suis entêté à refuser, c’est que je ne voulais pas écrire sur mes parentes de la même manière que je l’avais fait au sujet des hommes. Dans ma contrée natale, si les femmes sont des êtres humains, la terre les programme à être femmes avant tout et après tout. Sous les auvents, dans les cours des maisons, au gré des bouleversements du temps, elles rient, pleurent, se marient, enfantent et vieillissent, et leurs filles suivent la même route, ou cherchent à emprunter leur voie propre – qui n’est autre que la voie de nombreuses autres femmes –, elles espèrent, aspirent, se démènent sans cesse, florissent ou déclinent, se fourvoient ou deviennent folles, crient ou se taisent. Cette terre est leur lieu de naissance et aussi celui de leurs vieux jours. La ville est autant au levant de leur avenir qu’au couchant de leur vie. Le désir est une force, une chaîne aussi, une bride du destin.
Le hasard décide de l’inexorable.
La mort attend la naissance.
L’obéissance au devoir conjugal est le commencement et la fin qui vous guette depuis toujours, couchés dans la maison contiguë.
Il m’est impossible de déterminer si leur bonté vient du fait qu’elles sont femmes ou de la vie même. Le sort qui leur est échu est à la fois une terre vaste et libre et une bride dont elles ne peuvent se défaire. Semblables à leurs congénères masculins, elles sont pourtant différentes. Tout ce qui touche à la génération de mon père, à moi-même ainsi qu’aux autres hommes, je le comprends parfaitement. Mais ce qui a trait aux femmes de la génération de ma mère, mes sœurs, mon épouse, ma belle-sœur, mes cousines, et à toutes les autres femmes, m’est familier autant qu’étranger.
Sans comprendre, je ne pouvais écrire. Ne parvenant à rien démêler, j’attendais.
Ainsi ai-je attendu dix ans.
Ces dix années ne m’ont guère permis de clarifier quoi que ce soit. Subitement, un jour, en voyant dans le froid hivernal du village un homme se chauffer près d’un feu, j’ai songé que la nuit où Jésus fut arrêté, des serviteurs, des commis et l’apôtre Pierre se chauffaient eux aussi près d’un autre feu ; en voyant ma mère ou mes sœurs sangloter ou sourire, j’ai songé qu’à des milliers de kilomètres, au même moment, d’autres femmes sanglotaient ou souriaient. Le monde n’est pas complètement fermé, certaines choses se situent aux deux extrémités d’une même poutre de pesée, ou d’une planche de balançoire ; que l’on bouge un peu ici, la poutre à l’autre bout penchera ou frémira, voire s’ébranlera.
Les extrémités du monde sont étroitement liées.
Je pouvais écrire.
Parce qu’en les voyant à cette extrémité-ci, dans le froid hivernal, j’ai su qu’à l’autre bout quelqu’un frissonnait ; que lorsqu’elles périssaient ici, là-bas des pleurs silencieux s’élevaient ; qu’à l’inverse, lorsqu’au loin naissait un bébé, des sourires tout près s’épanouissaient et l’on préparait des œufs rouges à offrir ; de même, lorsque nous songeons à la croix dressée sur le Golgotha, dans nos cœurs s’écoule lentement un peu du sang de la chair clouée sur la croix.
J’ai commencé à croire que lorsqu’une jeune fille se marie ici, une colombe se pose là-bas sur l’épaule d’une statue de la Sainte Vierge. A croire que si nous sourions en hiver, ailleurs un arbre donne des fleurs et des fruits.
Voilà en somme ce qu’il en est.
Après avoir attendu pendant dix ans, j’ai senti un jour que je pouvais écrire Elles.
J’ai pris la plume et rapidement j’ai écrit ce livre, Elles.
J’ai écrit leurs larmes, leurs rires, leurs silences et leurs fureurs. J’ai écrit leurs souffrances tues et leurs prises de conscience. J’ai écrit tandis qu’elles riaient ou pleuraient ici, que des rires ou des pleurs, des tremblements ou des danses s’élevaient là-bas.
Pékin, le 22 mars 2020.
La troisième belle-sœur de mon père
La troisième belle-sœur de mon père a été notre dernière voyante, peut-être aussi la dernière dans bien des régions du nord de la Chine. Avec elle s’est éteinte l’ultime lueur de sorcellerie dans notre village, notre bourg et notre district. Que ce soit en tant qu’être humain ou être humain du genre féminin, son existence a eu une saveur unique, celle d’une fleur dont on entend parler sans être certain de la voir un jour, une fleur à la fragrance insolite et riche d’histoire et de tradition.
Ce qu’elle avait d’original et d’effrayant, on pourrait l’observer aujourd’hui encore. Si votre bébé pleurait la nuit, elle vous conduirait à l’entrée du village, au pied d’un arbre ou d’un lampadaire pour y coller un vieux papier sur lequel les sentences suivantes seraient écrites à l’encre noire : Esprits du ciel, esprits de la terre, quelqu’un chez moi pleure dans la nuit. Si vous ne parveniez pas à faire tomber la fièvre de votre enfant, un médecin vous donnera des médicaments, mais elle vous dirait de sortir à minuit avec le petit dans les bras et de vous diriger droit vers le nord ou droit vers l’ouest, là où il fait froid, contre le souffle du vent, de traverser la rivière gelée (procédé qui ressemble à celui de la compresse glacée que l’on applique aux enfants fiévreux en occident), de marcher ainsi jusqu’à une certaine heure, jusqu’au mur pignon d’une maison que vous ne pourrez pas contourner, puis de faire demi-tour, de rentrer chez vous. Alors, la fièvre de votre enfant tombée, il se réveillera et vous pourrez accompagner son traitement des médicaments prescrits par le docteur.
C’est que ma troisième tante était médium !
M’étonnait vraiment de sa part une chose à laquelle j’ai assisté plusieurs fois lorsque j’étais adolescent, et dont j’ai été témoin une fois encore à l’âge adulte : sa capacité à affronter et soigner certaines maladies de l’âme. Par exemple, une fille chétive atteinte de dépression ou d’une autre affection mentale, ou bien un homme atteint du mal de terre – ainsi appelle-t-on l’épilepsie dans les campagnes : le patient tombe et reste à terre, la bouche écumante, grinçant des dents de façon effrayante. Lorsque ces malades se présentaient chez ma tante, elle prenait un plat blanc sur lequel elle disposait trois baguettes rouges, les extrémités carrées au centre du plat, puis elle s’agenouillait à côté du patient et faisait brûler de l’encens avant de s’adresser aux baguettes en murmurant : « Si tu es untel, lève-toi ; sinon, ne bouge pas. » Elle nommait ainsi une personne du village récemment décédée. Celui-ci ou celle-là, elle passait en revue quatre ou cinq personnes mortes depuis peu ou il y a longtemps, jusqu’à ce que les trois baguettes se mettent à bouger lentement, à s’élever, à se dresser miraculeusement au centre du plat.
Ensuite, ciels et monts ébaubis, l’assistance stupéfiée, le malade se mettait à marmonner face à ma tante. Il n’était alors plus lui-même mais le défunt qu’elle avait appelé, quelqu’un du même village ou du village voisin. Ma tante lui demandait s’il avait froid, s’il manquait de vêtements, s’il manquait de graines parce que la récolte cette année n’avait pas été bonne, si le toit de sa maison prenait l’eau et nécessitait d’être réparé, s’il avait besoin d’argent pour aller au marché. Le défunt empruntait la voix du malade pour répondre et exprimer ses besoins et sa détresse. Ma tante lui disait : « Pars maintenant ; j’ai compris ce dont tu avais besoin, je vais résoudre tes problèmes dès aujourd’hui, demain au plus tard. »
Les baguettes s’écroulaient brutalement.
Le malade revenait doucement à lui, se redressait et, regardant autour de lui : « Qu’est-ce que je fais ici ? Je dormais et j’ai l’impression d’avoir rêvé. »
L’étonnant spectacle d’une scène de possession s’achevait ainsi. Ces exemples de ce que Lu Xun appelait supercherie ou tour de passe-passe me sont restés en mémoire. Non que la vision du possédé fût pour moi signifiante mais ma tante m’a ainsi très tôt et profondément éclairé sur ce qu’était la littérature. Elle m’a convaincu que le mensonge ne peut devenir réalité en littérature qu’en s’appuyant sur des preuves. Rendre possible l’impossible, voilà ce qui relève de la littérature et exige du talent, tandis que restituer le possible relève de la littérature sans talent ni don du Ciel. La possession en elle-même n’était rien, l’important était que ma tante donnait force de vérité à ce mensonge – à ce tour de passe-passe –, en faisant se dresser les baguettes, si bien que l’assistance croyait à l’évidence d’une réalité.
A la fin des années quatre-vingt-dix du siècle dernier, j’ai vu à nouveau de mes yeux ma tante guérir un malade. Plus tard encore, au xxie siècle, je me suis persuadé que pour écrire un roman vraiment différent il me fallait percer à jour le secret des baguettes dressées ; aussi ai-je emporté quelques cadeaux pour rendre visite à ma tante. Je la trouvai alitée. Assis près du poêle, je me mis à bavarder avec elle en tournant autour du pot.
« Troisième tante, dis-je, tu n’as plus de forces et tes douleurs d’angine de poitrine reviennent souvent ; si l’hôpital ne peut pas te soigner, ne peux-tu le faire toi-même ?
— Non, me répondit-elle.
— Pourquoi ?
— Si le ciel veut que je m’en aille, comment puis-je faire autrement ? »
Alors je lui demandai : « Comment fais-tu pour que les baguettes se dressent au centre du plat ? » Elle demeura silencieuse avant de tendre le bras vers moi pour m’attraper la main. « Je suis désolée, petit Ke » (lorsque j’étais enfant, ma mère et mes tantes ne m’appelaient jamais Lianke mais petit Ke) et elle s’interrompit avant de prononcer ces paroles surprenantes : « Petit Ke, tu es un garçon, si tu étais une fille, je te dirais pourquoi les baguettes peuvent se dresser sur le plat nu.
— Mais pourquoi ? insistai-je.
« Parce que seules les femmes sont de nature divine ; les hommes ne sont que des mortels ordinaires. » Elle ajouta lentement, avec effort : « Aux origines, les femmes étaient les maîtresses du monde. Ce sont elles qui ont donné naissance à l’humanité et ont fait prospérer la terre. Mais ensuite, les démons serpents et singes se sont métamorphosés en hommes, ils se sont emparés du trône des divinités et en ont écarté les femmes. Les hommes sont devenus forts, riches et puissants, ils ont commencé à dominer le monde, à tyranniser les femmes et à leur être hostiles. Ces trois baguettes rouges sont la seule voie que les femmes aient conservée en ce monde pour communiquer avec le royaume des morts et des dieux. C’est pourquoi, pour résoudre un problème, il suffit qu’un défunt se présente à une femme et qu’elle fasse se dresser les baguettes. Pour le commun des mortels, ce ne sont que trois baguettes rouges qui se lèvent, mais en réalité c’est le pont et le chemin par lequel passe la femme pour communiquer avec les dieux. » Ma tante précisa qu’à chaque fois qu’elle empruntait ce pont et ce chemin à la rencontre des dieux, elle leur parlait beaucoup et résolvait au passage les problèmes rencontrés par le défunt. Elle me raconta tout cela sans cesser de me tenir la main, répéta qu’elle était désolée mais qu’elle ne pouvait vraiment pas me révéler son secret, sans quoi l’unique voie de communication entre les femmes et les dieux serait condamnée.